De la formation de la complexité à la complexité de la formation, nous proposons ici, plus spécifiquement au travers de textes d’Edgar MORIN et d’André GIORDAN, un trajet permettant de saisir les enjeux de la complexité dans le champ de la formation ; en effet le complexe est au coeur de l’apprendre : on apprend dans la complexité, on apprend la complexité et on apprend de la complexité ; apprendre est soi-même un processus complexe.
1 Approches de la complexité (BACHELARD, MORIN)
1.1 Formation de la complexité
1.1.1 La construction d’une épistémologie non-cartésienne
La construction du complexe commence par la déconstruction du simple, ou de ce qu’Edgar MORIN appelle le paradigme de simplicité [MORIN, 1990, p.77] : autrement dit la construction de l’épistémologie non-cartésienne commence par la déconstruction de l’épistémologie cartésienne.
DESCARTES distingue le sujet pensant (ego cogitans) et la chose étendue (res extensa) ; les idées sont claires et distinctes et la pensée disjonctive : “d’un côté le domaine du sujet, réservé à la philosophie, à la méditation intérieure et, d’autre part, le domaine de la chose dans l’étendue, domaine de la connaissance scientifique, de la mesure et de la précision”[MORIN, 1990, p.103]. Contre DESCARTES, Gaston BACHELARD nous est apparu comme un auteur-clef dans la réflexion d’Edgar MORIN. Selon ce dernier, « la réflexion épistémologique sur la première révolution scientifique du XXème siècle, suscitée par l’irruption de l’incertain : désordre, indétermination, aléa, chaos » serait même l’un des fondements de La Méthode [MORIN, 1994, p.322]. La philosophie scientifique de BACHELARD procède en effet d’une “complexité essentielle” [BACHELARD, 1934, introduction]. Les révolutions scientifiques dont il est le contemporain, et notamment l’émergence de la mécanique non-newtonienne, sont pour lui l’occasion de construire une épistémologie non-cartésienne. Il dénonce la méthode cartésienne, qui est réductive, qui fausse l’analyse et surtout qui “entrave le développement extensif de la pensée objective. Or il n’y pas de pensée objective, pas d’objectivation, sans cette extension. La méthode cartésienne, qui réussit si bien à expliquer le Monde, n’arrive pas à compliquer l’expérience, ce qui est la vraie fonction de la recherche objective” [BACHELARD, 1934, p. 142]. BACHELARD formule un véritable manifeste de la complexité : “le simple est toujours le simplifié ; il ne saurait être pensé correctement qu’en tant qu’il apparaît comme le produit d’un processus de simplification. Alors que la science d’inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec du simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe réel sous l’apparence simple fournie par des phénomènes compensés ; elle s’efforce de trouver le pluralisme sous l’identité, d’imaginer des occasions de rompre l’identité par-delà l’expérience immédiate trop tôt résumée dans un aspect d’ensemble” [BACHELARD, 1934, p.143].
DESCARTES affirme que la nature contient des natures simples ; BACHELARD lui répond que la nature ne contient que du complexe. L’épistémologie cartésienne préconise la pensée analytique, l’épistémologie non-cartésienne la pensée synthétique : il s’agit non pas de lire la simplicité cachée sous la complexité apparente, mais au contraire, la complexité sous la simplicité apparente. D’un côté la pensée est réductrice, de l’autre elle est productrice.
1.1.2 La reliance
“Légiférer, disjoindre, réduire, ce sont les principes fondamentaux de la pensée classique” [MORIN, LE MOIGNE, 1999]. Alors que la pensée cartésienne avait tout naturellement introduit la séparation entre la philosophie et la physique et à partir de là la séparation entre les différentes sciences, au delà de BACHELARD, Edgar MORIN veut provoquer l’effondrement de la traditionnelle opposition entre nature et culture, entre inné et acquis : “le glas sonne pour une théorie fermée, fragmentaire et simplifiante de l’homme. L’ère de la théorie ouverte, multidimensionnelle et complexe commence” [MORIN, 1973, p.211]. Le point de départ du Paradigme perdu, c’est bien ce constat : l’existence de trois strates, superposées et non communicantes au sein de la pensée scientifique, physique et chimie formant la première strate, à la base, vie et nature la seconde, enfin homme et culture la strate supérieure.
1.2 Trois principes complexes
1.2.1 La récursion organisationnelle
Le processus d’hominisation (Le paradigme perdu)
Du point de vue des Sciences de l’Education, cette naissance de la culture comme “système génératif de complexité” [MORIN, 1973, p.87] nous intéresse particulièrement puisque c’est aussi la naissance de l’éducation : “la culture doit être transmise, enseignée, apprise, c’est-à-dire reproduite en chaque individu nouveau en sa période d’apprentissage pour pouvoir s’auto-perpétuer et perpétuer la haute complexité sociale” [MORIN, 1973, p.87]. Toutefois le plus passionnant dans l’histoire morinienne de l’hominisation, c’est ce travail conjoint de la nature et de la culture, cette rétroaction permanente entre nature et culture dans la construction de l’humain. Ce jeu oscillatoire est un des principes de la complexité. “Toute chose étant aidée et aidant, causée et causante et les plus éloignées étant liées insensiblement les unes aux autres…”, écrit PASCAL [PASCAL, 1950, pensée 84, p.845] : les effets sont aussi des causes. Le cerveau est à la fois en avance et en retard, à la fois source et réserve de complexité potentielle : “le cerveau hominien (via mutations génétiques) peut, non seulement répondre à une “demande” de complexité sociale, mais aussi fournir une “prime” de complexité” [MORIN, 1973, p.92]. On retrouve cette rétroaction au niveau de la juvénilisation : la prolongation de l’enfance favorise la complexité sociale et la complexité sociale favorise la prolongation de l’enfance. “Ce qui s’élabore au cours de la période d’hominisation, c’est l’aptitude innée à acquérir et c’est le dispositif culturel d’intégration de l’acquis. Plus encore : c’est l’aptitude naturelle à la culture et l’aptitude culturelle à développer la nature humaine” [MORIN, 1973, p.99]. Les processus de juvénilisation, cérébralisation et culturisation ont entre eux des liens réciproques. Le visage de l’hominisation est bio-socio-culturel. Et Edgar MORIN conclut : “L’homme est un être culturel par nature parce qu’il est un être naturel par culture”[MORIN, 1973, p.100].
le principe du tourbillon (Introduction à la pensée complexe)
Dans l’Introduction à la pensée complexe, Edgar MORIN décrit le principe de récursion organisationnelle par la métaphore du tourbillon, dont “chaque moment est à la fois produit et producteur. Un processus récursif est un processus où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui les produit” [MORIN, 1990, p.99, 100]. Ainsi l’individu est en même temps le produit d’un processus de reproduction qui lui est antérieur et producteur de ce même processus. Du point de vue de la sociologie, de la même façon, l’individu est à la fois produit et producteur de la société.
1.2.2 Le principe dialogique
de la dialectique à l’émergence de la dialogique
La dialectique et plus spécifiquement la dialectique hégélienne est à l’origine de la complexité : “cette dialectique introduisait la contradiction et la transformation au coeur de l’identité” [MORIN, 1990, p.47]. Edgar MORIN jeune est un pur dialecticien [MORIN, 1970, 1951] ; il se dépasse et dépasse la dialectique par la dialogique ; celle-ci est évoquée par l’auteur dans le chapitre consacré aux réorganisations génétiques de Mes démons : “le principe dialogique est devenu conscient et distinct de la dialectique. La dialogique est désormais une notion-clé” [MORIN, 1994, p.250], mais aussi dans celui consacré au travail des contradictions : “la dialogique se substitue irrévocablement à la dialectique” [MORIN, 1994, p.50]. C’est par la dialogique qu’Edgar MORIN se retrouve dans PASCAL “justement devenu le penseur de [sa] maturité” [MORIN, 1994, p.329]. La notion est expliquée dans l’Introduction à la pensée complexe, notamment à propos de l’ordre et du désordre : “l’ordre et le désordre sont deux ennemis : l’un supprime l’autre, mais en même temps, dans certains cas, ils collaborent et produisent de l’organisation et de la complexité. Le principe dialogique nous permet de maintenir la dualité au sein de l’unité. Il associe deux termes à la fois complémentaires et antagonistes” [MORIN, 1990, p.98,99]. Ainsi la dialogique n’est pas de même nature que la dialectique : elle ne vise pas la résolution de la contradiction, c’est une manière de rendre compte du caractère contradictoire et paradoxal des choses.
dialogiques fondamentales
Pour Edgar MORIN, “la vie est inintelligible si l’on ne fait pas appel à la dialogique : l’être vivant vit à la température de sa propre destruction, il vit de mort et meurt de vie, il est autonome-dépendant, auto-éco-organisateur” [MORIN, 1994, p.79].
Il convient par conséquent de cesser de séparer la sagesse et la folie, ou de les opposer, au contraire il faut les penser ensemble et imbriquées : “on ne peut plus opposer, substantiellement, abstraitement, raison et folie. Il nous faut, au contraire, surimposer au visage sérieux, travailleur, appliqué d’homo sapiens le visage à la fois autre et identique d’homo demens. L’homme est fou-sage. La vérité humaine comporte l’erreur. L’ordre humain comporte le désordre. Dès lors, il s’agit de se demander si les progrès de la complexité, de l’invention, de l’intelligence, de la société se sont faits malgré, avec ou à cause du désordre, de l’erreur, du fantasme. Et nous répondrons à la fois à cause de, avec et malgré, la bonne réponse ne pouvant être que complexe et contradictoire” [MORIN, 1973, p.125-126]. Et la dialogique s’applique également au niveau des organisations : » les organisations ont besoin d’ordre et de désordre » [MORIN, 1990, p. 119].
Plus qu’un exercice intellectuel, on doit concevoir la dialogique comme une attitude, une façon de penser, voire une manière de vivre la contradiction. Elle nous a paru, parmi les réformes de la pensée qu’impose le paradigme complexe, l’une des plus difficile à opérer.
1.2.3 le principe hologrammatique
“Dans un hologramme physique, le moindre point de l’image de l’hologramme contient la quasi-totalité de l’information de l’objet représenté(…) Le principe hologrammatique est présent dans le monde biologique et dans le monde sociologique” [MORIN, 1990, p.100]. Ainsi, selon le principe de l’hologramme, “la partie n’est pas seulement dans le tout, le tout est lui-même présent, d’une certaine manière, dans la partie” [MORIN, 1991, p.80] ; la partie contient le tout : on osera un parallèle entre le développement conjoint du cerveau humain et de la culture dans l’évolution de l’humanité, tel qu’il est décrit comme phénomène complexe dans Le paradigme perdu et le développement conjoint, chez l’individu, de l’intelligence d’une part, de la culture et de la société d’autre part. L’intelligence ne peut se développer sans culture ou sans société, ni la culture et la société sans intelligence. “La société et la culture sont présentes en tant que tout dans la connaissance et dans les esprits connaissants (…) l’organisation socio-culturelle occupe dans chaque esprit un sanctuaire où elle impose ses impératifs, normes et prohibitions, ainsi qu’un mirador d’où elle surveille ses activités” [MORIN, 1991, p. 80]. Plus d’intelligence appelle plus de culture, et plus de culture appelle plus d’intelligence. Ou pour dire mieux : plus d’intelligence est appelée à produire plus de culture et plus de culture est appelée à produire plus d’intelligence. C’est bien là une dynamique conjointe, dialogique, et rétroactive.
De la même façon, “la noosphère est en nous et nous sommes dans la noosphère (…) et nous appartenons depuis nos origines d’homo sapiens / demens à cette noosphère qui nous appartient” [MORIN, 1991, p.241-242] :
2 André GIORDAN : Apprendre !
2.1 Trois modèles de l’apprendre
Dans son ouvrage Apprendre !, André GIORDAN expose trois modèles de l’apprentissage : frontal, béhavioriste ou comportementaliste, et constructiviste.
2.1.1 Le modèle frontal ou magistral
Ce modèle consiste à considérer la capacité d’apprentissage comme une mécanique d’enregistrement. “Cette pédagogie suppose une relation linéaire et directe entre un émetteur détenteur d’un savoir et un récepteur qui mémorise successivement les messages” [GIORDAN, 1999]. Parfois appelé modèle de la tête vide et du corps vide, puisqu’il présuppose qu’on pourra déverser le savoir… Principal inconvénient du modèle : il est focalisé sur l’enseignant et non sur l’apprenant. Notamment ce modèle ne tient pas compte des résistances de l’apprenant. Bien que ce modèle soit aujourd’hui extrêmement répandu, il n’est pas aussi ancien qu’on peut le croire, nous apprend André GIORDAN : “le modèle magistral, auquel tout le monde se réfère, est donc d’apparition récente : tout au plus un siècle ! Depuis, aucune tentative n’est parvenue à le détrôner. avec la “crise” des années quatre-vingt, on a même constaté un retour en force des pédagogies les plus scolaires. L’école s’est recentrée sur les savoirs et sur la parole du maître” [GIORDAN, 1998, p.212].
2.1.2 Le modèle béhavioriste
Le courant béhavioriste est également très répandu. Le philosophe Jean ROMAIN remarque qu’on parle toujours du “comportement” de l’élève pour désigner sa conduite [ROMAIN, 2001], et pour lui ce n’est pas un hasard ; le mot, issu de la pensée béhavoriste, n’est pas innocent ; il s’agit bien d’obtenir chez l’élève, par le jeu du renforcement positif et du renforcement négatif, récompense et punition, la réponse adéquate à un stimulus : “dans le fond, il n’y a aucune différence de nature entre apprendre le latin à Pierre et apprendre à un rat à s’orienter dans un labyrinthe 1. En termes d’objectifs, le rat doit s’en sortir, tout comme Pierre dans sa version ; peu importe ce qui se passe dans son esprit, c’est la boîte noire pour laquelle il n’existe aucune clé.” [ROMAIN, 2001].
L’éducation serait ainsi réduite à une production de comportements. Les béhavioristes ne s’intéressent qu’à ce qui peut être étudié scientifiquement, le comportement observable : “ils excluent la vie intérieure, émotions comprises, du champ de la science” [GOLEMAN, 1995].
Mais n’est-ce pas par nature contraire à la vie de l’esprit ? Il y a quelques années, un professeur de mathématiques tentait d’inculquer à nos élèves des comportements stéréotypés qui permettaient de trouver la solution juste aux différents problèmes pouvant être posés à l’examen. Je lui en faisais le reproche : ce faisant, il ne leur apprenait pas à raisonner. Sa réponse fusa : “ils ne sont pas assez intelligents pour comprendre un raisonnement”. Effectivement, l’essentiel est de ne pas se tromper d’objectif… Autre inconvénient du béhaviorisme est qu’il conduit à découper le savoir en différentes étapes : or ce n’est pas parce qu’on sait faire les différentes étapes d’une tâche que l’on sait faire toute la tâche. D’autres travaux ont montré les limites du béhaviorisme, qui tend finalement à faire primer la recherche de la récompense sur tout le reste. C’est notamment ce qu’a découvert Roger FOUTS dans ses travaux auprès des chimpanzés : “le désir de récompense prenait le pas sur le désir de dessiner”, écrit-il, “créativité et apprentissage sont des exemples de comportements qui ne peuvent qu’être entravés par le système des récompenses” [FOUTS, MILLS, 1997, p. 86].
2.1.3 La pédagogie de la construction
Rupture autant avec l’enseignement magistral qu’avec l’enseignement béhavioriste [GIORDAN, 1998, p.38], et référence des différentes pédagogies nouvelles telles que Montessori ouFreinet, la pédagogie de la construction, ou constructivisme, accorde un rôle important au « sujet apprenant », elle part des intérêts des individus et “elle prône leur libre expression, leur créativité et leur savoir-être”[GIORDAN, 1999], apprendre est une activité du sujet.
“Etudiez donc vos élèves, disait déjà ROUSSEAU, car assurément vous ne les connaissez point”. Ce modèle prend ses racines dans la philosophie kantienne, puis dans la psychologie cognitive et dans les travaux de Jean PIAGET. Au lieu d’être récepteur de données brutes, l’apprenant est actif, il construit son savoir.
Jean PIAGET décrit un processus double d’assimilation / accommodation : l’apprenant assimile ce qui vient de son environnement puis accommode sa pensée à l’environnement. L’apprenant, au lieu de recevoir les données, est amené à les construire : “il ne suffit pas de remplir la mémoire de connaissances utiles pour faire des hommes libres : il faut former des intelligences actives… il faut que l’écolier fasse des recherches par lui-même, puisse expérimenter, lire et discuter avec une part d’initiative suffisante et n’agisse pas simplement sur commande” [PIAGET, 1945, p.164]. Les questions liées à la discipline elles-mêmes sont réglées par les apprenants, même lorsqu’il s’agit de jeunes enfants : “D’où venait cette discipline parfaite, vibrante, même quand elle se manifestait dans le plus profond silence, cette obéissance qui allait au-devant du commandement . Le calme qui régnait dans la classe quand les enfants étaient au travail était pénétrant, émouvant. Personne ne l’avait provoqué. Personne, d’ailleurs, n’aurait pu l’obtenir de l’extérieur (…) l’ordre et la discipline unis si étroitement qu’ils engendraient la liberté” [MONTESSORI, 1936, p.125,126].
Pour André GIORDAN, ce modèle est un progrès par comparaison avec les deux précédents, mais encore insuffisant, et qu’il convient de dépasser…
2.2 Apports
2.2.1 Le jeu des émotions dans l’apprendre
Dimension importante de l’apport d’André GIORDAN : il introduit les émotions dans le champ de l’apprentissage : “l’émotion doit être totalement intégrée dans l’apprendre. Elle est un des paramètres qui constituent cette capacité” affirme André GIORDAN [GIORDAN, 1998, p.42], il s’agit notamment de faire passer l’apprenant de “l’apprendre pour faire plaisir” au “plaisir d’apprendre”. Cette idée est à relier au concept de “fluidité” introduit par le psychologue Mihaly CSIKSZENTMIHALYI et décrit par David GOLEMAN : la fluidité est un état émotionnel où les performances intellectuelles sont particulièrement favorisées, où “l’attention est si focalisée que la personne n’a conscience que du champ de perception étroit lié à ce qu’elle est en train de faire et perd toute notion du temps et de l’espace… la recherche de l’état de fluidité est une manière plus humaine, plus natuelle et sans aucun doute plus efficace de mettre les émotions au service de l’éducation” [GOLEMAN, 1995, p.141 à 150].
2.2.2 Le modèle allostérique
Le biologiste André GIORDAN propose un nouveau modèle de l’apprendre, – et c’est réellement un modèle complexe -, qu’il nomme “allostérique”, par référence à la propriété de certaines protéines qui changent de formes et de propriétés en fonction de l’environnement : “par analogie, notre structure mentale fait de même, l’environnement conduit à réorganiser autrement nos idées” [GIORDAN, 1998, p.14]. Dans un contexte complexe d’évolution rapide, il importe plus pour les apprenants de construire des démarches plutôt que d’acquérir des savoirs. Toutefois, et nous le verrons plus loin : pour notre part, nous ne comprenons la portée pratique de ce modèle dans sa complexité qu’en lui intégrant l’ensemble des autres modèles.
3 “Réorganisations génétiques”
3.1 Repenser la notion d’obstacle
Ce qui fait obstacle chez l’élève ou chez le stagiaire apparaît au départ comme quelque chose d’anormal au formateur, voir comme une monstruosité : “Pourtant je lui avais bien dit”, “A ce rythme là j’aurais plus vite fait de le faire moi-même”. La notion d’obstacle épistémologique introduite par Gaston BACHELARD et cette idée très forte chez André GIORDAN qu’on apprend contre, c’est-à-dire que la nouvelle connaissance ne vient pas en remplacement du vide, mais vient contre, en s’opposant du déjà là pour se recombiner, permettent au formateur de repenser la résistance qu’il rencontre immanquablement chez ses stagiaires.
3.2 La multiplicité des situations, le déséquilibre
3.2.1 Multiplicité d’actions, de lieux, de temps
Ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui, ce qui est vrai à Paris n’est pas vrai à Lyon, la prise de conscience de la complexité nous oblige à beaucoup de modestie par rapport à nos pratiques et à nos méthodes. L’ordre et l’équilibre ne sont plus considérés comme des valeurs absolues.
3.2.2 Multiplicité des intelligences
Rompant avec toute une tradition de l’intelligence unique, qui a donné dans l’enseignement, par exemple, la suprématie des mathématiques, et la sélection de l’intelligence d’une façon extrêmement réductrice à partir d’un seul critère, l’émergence du concept d’intelligence émotionnelle a entraîné celui de la multiplicité des intelligences, et la nécessité pour les systèmes d’enseignement de prendre en compte cette multiplicité. Ainsi a-t-on découvert dans les écoles maternelles des enfants moins avancés que d’autres pour des jeux logiques ou mathématiques, mais qui étaient par contre de véritables surdoués de l’intelligence sociale… [GOLEMAN, 1995]. Il s’agit de regarder là où on n’a pas appris à voir.
3.2.3 Une organisation apprenante
Comme beaucoup d’entreprises, notre organisme a vu le métier de secrétaire disparaître en moins de dix ans. L’accessibilité et la fiabilité de l’informatique et l’évolution des outils bureautiques ont permis, d’une part à tout un chacun d’accéder à la frappe, d’autre part de s’acquitter des tâches courantes, (édition de courriers types, états de présence, impression des modules de formation, édition des bulletins de notes, etc.) devenues automatisées au sein d’un système complexe de gestion des données. Les secrétaires sont devenues des bureauticiennes. Elles ont intégré des fonctions nouvelles, telles que la numérisation d’images et de vidéos, ou la conception de pages Web. La mise en place de ces outils a également obligé les formateurs à acquérir de nouvelles compétences, et, pour une grande part de leur activité, à changer de métier : ils ont relégué au rang d’antiquités cahiers d’appels et cahiers de notes et appris à renseigner une base de données. La communication entre les différentes antennes de l’organisme a muté deux fois : la télécopie a remplacé le téléphone comme mode principal, puis différents outils internet (courriel, forums, conversations synchrones, pages Web) la télécopie. Dans le même temps le contexte politique et économique a évolué, parfois par bouleversements brutaux, certains types d’actions de formation ne se pratiquent plus, d’autres sont apparus, l’entreprise s’est adaptée à ce contexte, en modifiant son organisation et sa structure, en adoptant de nouvelles stratégies et compétences. L’entreprise réapprend constamment son métier. Et, dans un tel contexte, apprendre, c’est survivre.
3.3 Nature de la connaissance et incertitude
“Finalement que voulons-nous qu’ils sachent ? Nous ne voulons pas seulement qu’ils sachent, mais aussi qu’ils doutent. C’est le doute qui rend libre”. (1987, Devise de l’organisme AUDRECO).
À propos des sept savoirs est le texte d’une conférence prononcée par Edgar MORIN au cours de l’année 2000, suite à son expérience au sein du conseil de réforme de l’enseignement secondaire. Il y définit ce qu’il considère comme sept “trous noirs”, “sept problèmes qui n’ont leur place ni dans les programmes, ni dans l’enseignement” [MORIN, 2000, p.17], et qui pourtant sont absolument nécessaires : parmi ces trous noirs, la connaissance et l’incertitude.
3.3.1 Enseigner la nature de la connaissance
Il apparaît en effet comme essentiel d’enseigner ce qu’est la connaissance, c’est-à-dire le caractère illusoire de la connaissance, car “le problème important de la connaissance est celui de l’erreur et de l’illusion” [MORIN, 2000, p.18]. Il est donc fondamental d’enseigner à nos stagiaires que ce que nous leur enseignons n’est pas vérité absolue, n’est pas certain, ni définitif…
Enseigner la connaissance, c’est l’enseigner avec ses quatre caractères :
- elle est une traduction et une reconstruction, à partir de notre perception du réel, d’où les liens entre connaissance et illusion, et entre connaissance et erreur,
- elle est marquée par l’empreinte culturelle (imprinting) : notre culture nous impose une certaine vision des choses, jouant contre l’expérience véritable,
- elle doit être reliée à la notion de paradigme, à l’ensemble des présupposés qui pèsent sur la connaissance,
- enfin, les connaissances ou les idées peuvent nous posséder, d’où la nécessité de s’en méfier.
3.3.2 Peut-on enseigner l’incertitude ?
D’où la nécessité d’enseigner ce que la connaissance comporte en son sein de risques d’erreur et d’illusion. Nous devons également enseigner l’incertitude et enseigner à affronter l’incertitude, dans un monde où “la science moderne négocie avec l’incertain” [MORIN, 2000, p.41]. A noter qu’il est toujours plus aisé pour l’enseignant d’enseigner des certitudes, alors qu’il est plus difficile de former l’homme à l’incertitude. Le formateur vit souvent la remise en cause de la certitude comme remise en cause de son propre statut : c’est pour lui une position risquée. Le refus du complexe, la permanente recherche de la simplification, la victoire de la pensée réductrice sont donc favorisées par les formateurs (c’est un peu le sens de la conclusion d’Edgar MORIN : “qui va former les formateurs ?”), mais elles sont encore favorisées par l’attitude des apprenants eux-mêmes : être formé à la complexité, c’est être bousculé, heurté, déstabilisé, c’est inconfortable, et cet inconfort est souvent insupportable pour un apprenant qui est en quête de solutions toutes faîtes, de sens préfabriqué ou de savoir prêt-à-porter. Conséquence de ce que certains aiment appeler la civilisation du zapping, il faut que tout soit tout de suite utile et applicable, et il faut que ce soit définitif. Pour illustrer ce propos, il est remarquable que nous puissions encore considérer Gaston BACHELARD comme notre contemporain. Car la révolution scientifique qui constitue le point de départ de sa pensée est une révolution déjà vieille d’un siècle : pourtant BACHELARD ne semble pas être entré, ni à l’école, ni au collège, ni au lycée, ni même dans de prestigieuses institutions scientifiques (notamment les écoles d’ingénieurs) où l’on continue d’enseigner l’explication et la pensée séparatrice. Est-il possible d’enseigner la complexité ? Elle ne se transmet pas comme se transmettent les certitudes. Si l’on souhaite véritablement enseigner la complexité, il convient que les éducateurs deviennent à tous les niveaux et tous les apprenants à tous les niveaux deviennent eux-mêmes des chercheurs, c’est-à-dire les auteurs de leur propre connaissance.
3.4 Reconnaître la valeur du “bricolage” en éducation
3.4.1 La complexité n’est pas une théorie
Mais le véritable message de la théorie de la complexité (pour le praticien en éducation, du moins) semble être que s’il y a bien complexité, il n’y a pas théorie.
Notre culture cartésienne tend toujours à nous faire expliquer, classer, ordonner, hiérarchiser. A lire André GIORDAN, la pédagogie frontale et le behaviorisme seraient totalement dépassés, le constructivisme commencerait sérieusement à faire vieux jeu, et heureusement le modèle allostérique, seul valide et moderne, serait valable… Et s’il ne l’écrit pas précisément, c’est en tout cas ainsi qu’il est compris. Cette attitude nous paraît proprement séparatrice et réductrice : on est loin de la pensée qui relie !
Ce qui peut rendre la complexité si riche aux yeux du praticien, n’est ce pas au contraire la multiplicité des possibles qu’elle permet d’envisager ? Car c’est bien évident : aucun formateur ne peut se passer totalement de la pédagogie frontale, l’enseignement assisté par ordinateur fait fréquemment appel au béhaviorisme [NAYMARK, 1998], et tous les pédagogues d’aujourd’hui ont été imbibés de constructivisme. Et bien entendu l’éducateur doit faire du frontal, du béhaviorisme, du constructivisme ! L’important, c’est bien d’utiliser toutes les ressources, de jouer avec toutes les cartes. Ce qui importe, c’est de ne pas se constituer soi-même prisonnier d’un seul modèle ; c’est de ne pas se livrer comme esclave d’une seule méthode.
3.4.2 Pour une culture de la complexité qui soit une culture de l’invention
La pensée complexe se veut productrice. Ainsi, le praticien complexe, ce serait celui qui s’est rendu capable d’user de l’ensemble des modèles, et capable d’en user en fonction des situations rencontrées, sans avoir prévu à l’avance, puisque le chemin se fait en marchant, au gré des vents, et aussi des vents contraires. Dans tous les cas, la complexité doit être un catalyseur pour l’action, la création, l’imagination, et non pas un frein qui nous donne peur d’agir, de créer ou de rêver !
En quête de non-conclure…
“Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar”
L’imprinting de ma formation “lettres” me conduit tout naturellement à vouloir conclure très classiquement ce texte. Pourtant “la connaissance complexe n’a pas de terminus, et cela non seulement parce qu’elle est inachevée et inachevable, mais aussi parce qu’elle arrive d’elle-même à l’inconnaissance. Derrière la complexité, il y a l’indicible et l’inconcevable” [MORIN, 1994, p.324]. Ainsi laissons à ce travail ce qu’il peut avoir d’inachevé, laissons le ouvert, ouvert sur des étendues encore indéfinies, sur un chemin encore et toujours à construire !
Cyrille Georgel (Texte de 2001, Paris)
Références
[BACHELARD, 1934] BACHELARD Gaston, 1934, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Presses Universitaires de France
[FOUTS, MILLS, 1997] FOUTS Roger, MILLS Stephen, 1997, L’école des chimpanzés, ce qu’ils nous apprennent sur l’homme, J’ai Lu
[GIORDAN, 1998] GIORDAN André, 1998, Apprendre !, Belin
[GIORDAN, 1999] GIORDAN André, 1999, Entretien avec…, (Re)construire les connaissances, Revue Sciences Humaines n°98, octobre 1999
[GOLEMAN, 1995] GOLEMAN David, 1995, L’intelligence émotionnelle, Editons Robert Laffont
[GOLEMAN, 1998] GOLEMAN David, 1998, L’intelligence émotionnelle 2, Editions Robert Laffont
[MACHADO, 1917] MACHADO Antonio, 1917, Chant XXIX des Proverbes et Chansons des Champs de Castille
[MORIN, 1970, 1951] MORIN Edgar, 1970, (1951 pour la première édition), L’homme et la mort, Points Seuil
[MORIN, 1973] MORIN Edgar, 1973, Le paradigme perdu : la nature humaine, Points Seuil
[MORIN, 1994] MORIN Edgar, 1994, Mes démons, Points Stock
[MORIN, 1990] MORIN Edgar, 1990, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF
[MORIN, 1991] MORIN Edgar, 1991, La méthode, Tome 4, les idées, Paris, Seuil
[MORIN, 1997] MORIN Edgar, 1997, Amour, Poésie, Sagesse, Points Seuil
[MORIN, LE MOIGNE, 1999] MORIN Edgar, LE MOIGNE, Jean-Louis,1999, L’intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan
[MORIN, 2000] MORIN Edgar, 2000, À propos des sept savoirs, Pleins Feux
[MONTESSORI, 1936] MONTESSORI Maria, 1936, L’enfant, Paris, Desclée de Brouwer
[NAYMARK, 1998] NAYMARK Jacques, 1998, Collectif sous la direction de, Guide du Multimédia en Formation, Paris, Retz
[PASCAL, 1950] PASCAL Blaise, texte établi par CHEVALIER Jacques, 1950, Les Pensées, Pléiade, Paris, Gallimard
[PIAGET, 1945] PIAGET Jean, 1945, L’éducation de la liberté, in PIAGET Jean, 1998, De la pédagogie, recueil de textes, Paris, Editions Odile Jacob
[ROMAIN, 2001] ROMAIN Jean, 2001, Une mystification pédagogique s’est emparée des écoles suisses, Le Temps (quotidien suisse, 13 juin 2001)
Table des matières
1.1 Formation de la complexité
1.1.1 La construction d’une épistémologie non-cartésienne
1.1.2 La reliance
1.2 Trois principes complexes
1.2.1 La récursion organisationnelle
1.2.2 Le principe dialogique
1.2.3 le principe hologrammatique
2 André GIORDAN : Apprendre !
2.1 Trois modèles de l’apprendre
2.1.1 Le modèle frontal ou magistral
2.1.2 Le modèle béhavioriste
2.1.3 La pédagogie de la construction
2.2 Apports
2.2.1 Le jeu des émotions dans l’apprendre
2.2.2 Le modèle allostérique
3 “Réorganisations génétiques”
3.1 Repenser la notion d’obstacle
3.2 La multiplicité des situations, le déséquilibre
3.2.1 Multiplicité d’actions, de lieux, de temps
3.2.2 Multiplicité des intelligences
3.2.3 Une organisation apprenante
3.3 Nature de la connaissance et incertitude
3.3.1 Enseigner la nature de la connaissance
3.3.2 Peut-on enseigner l’incertitude ?
3.4 Reconnaître la valeur du “bricolage” en éducation
3.4.1 La complexité n’est pas une théorie
3.4.2 Pour une culture de la complexité qui soit une culture de l’invention